Hutus/Tutsis : déconstruire le mythe des différences

Nez fins ou épatés, tailles élancées ou plus trapues, intelligence innée ou déficience supposée, … les discours sur les différences (naturelles) entre les « Hutus » et les « Tutsis », forgés sous la colonisation, perdurent encore à ce jour. Ces derniers temps, la twittosphère burundaise a récupéré avec zèle cette thématique, à  travers des Spaces successifs résolument engagés, reproduisant le même discours racial au nom de la lutte contre « l’idéologie génocidaire ».  Mais les avancées en anthropologie, en génétique et en histoire ont déja déconstruit ce récit. Derrière les différences apparentes se dessinent des réalités beaucoup plus complexes, celles de sociétés colonisées puis essentialisées, où l’ethnicité a été, de toutes pièces, fabriquée. En fait, la morphologie est elle-même plus sociale que biologique, le nez n’en est pas moins…Décryptage

Mise au point

La fabrique de l’identité

Pour mémoire, les différences entre les catégories sociales Hutues et Tutsies sont, depuis des décennies, globalement perçues comme des faits de nature. Dans l’imaginaire collectif forgé par la colonisation, les Tutsis seraient grands, élancés, intelligents et naturellement faits pour dominer.

Les Hutus, quant à eux, seraient petits, trapus, rustres et nés pour servir. Cette représentation a été largement véhiculée et popularisée par les administrations coloniales, avant d’être relayée dans les médias, les écoles et les discours politiques.

Mais les sciences humaines et biologiques démontrent que cette lecture repose sur une série de mythes.

La morphologie est une caractéristique sociale, pas biologique

Sur le plan morphologique, des travaux de recherche, comme ceux de l’anthropologue Jean Hiernaux, montrent que les traits physiques dans la région des Grands Lacs varient de manière continue, sans démarcations nettes entre les « Hutus » et les « Tutsis » : 

« Les traits phénotypiques se distribuent selon des courbes continues, avec de larges chevauchements entre groupes. La taille, la forme du nez ou la silhouette ne permettent en rien d’établir des frontières biologiques nettes. »2 (Hiernaux, The People of Africa, p. 118)

Si ce chercheur observe que les « Tutsis » mesurés dans ses études tendent en moyenne à être plus grands ou plus fins, il remet largement en cause l’affirmation selon laquelle “je peux identifier facilement un “hutu” ou un “tutsi” au premier regard” tel que le revendiquent de nos jours les défenseurs desdites différences, tenant pour ridicules et hypocrites ceux qui disent ne pas avoir cette capacité.  Et puis en moyenne… cela renvoie à une idée de tendance statistique et non de constante.

Sauf que cette tendance statistique ne peut elle-même se faire prévaloir pour revendiquer une identité profondément commune [de cette moyenne].  Elle est remise en cause par plusieurs travaux de chercheurs en anthropologie sociale (G. Jablonski, 2006 ; Bogin, 2020 ; Marks, 1995), d’après lesquels les différences observables (taille, corpulence, forme du nez ou du visage) sont fortement influencées par bien d’autres facteurs que l’hérédité, tels l’environnement, la nutrition, la santé dans l’enfance ou encore le mode de vie. Ainsi, certains traits attribués aux communautés dites hutues et tutsies trouveraient en réalité leur explication notamment dans les pressions climatiques ou les habitudes alimentaires.

Le climat façonne le nez, la nutrition et le relief la corpulence

D’après l’anthroplongue Nina Jablonski, le nez est fonction du climat

Dans Skin: A Natural History, l’anthropologue Nina G. Jablonski montre que la forme du nez est très liée au climat. Les nez longs et fins sont, dit-elle, plus fréquents chez les populations vivant dans des environnements froids et secs, car ils permettent de réchauffer et d’humidifier l’air avant qu’il n’atteigne les poumons. À l’inverse, dans les régions chaudes et humides, les nez sont souvent plus larges et épatés pour faciliter la respiration :

« La largeur du nez varie de manière significative selon les régions géographiques et ces variations sont bien corrélées à la température et à l’humidité. Le nez agit comme un échangeur thermique : dans les climats froids et secs, un nez plus étroit est plus efficace pour chauffer et humidifier l’air. »3 (Jablonski, Skin: A Natural History, 2006, p. 137)

De même, la taille corporelle ou la corpulence peuvent être influencées notamment par la nutrition (mais aussi par des facteurs comme l’altitude ou l’activité physique). Dans les sociétés pastorales où la consommation de lait et de protéines animales est importante, les individus ont ainsi tendance à être plus grands, comme l’a montré une étude de l’anthropologue biologiste américain Barry Bogin (2020) :

« Il n’existe pas de lien direct entre ethnie et stature. La taille adulte est fortement influencée par les conditions environnementales dans l’enfance, en particulier l’alimentation, les maladies infectieuses et le niveau d’activité physique. »4  (Bogin, Patterns of Human Growth, p. 235)

C’est, dès lors, dans cette perspective de conditions sociales différenciées, qu’il convient de comprendre les différences morphologiques observées entre les « Hutus » et les « Tutsis », contrairement aux théories d’origines différenciées, d’ancêtres différents. Concrètement, une personne née d’une famille plus riche en bétail et établie dans une zone froide, aura plus de chances d’être mieux nourrie, de grandir plus vite, d’avoir une stature plus grande ainsi qu’un corps et un nez plus fins. Elle ressemblera à ses voisins du même milieu social, sans qu’elle n’ait nullement besoin de partager originellement quoi que ce soit

Jean Pierre Chrétien : Les catégories étaient mouvantes, dépendantes de facteurs sociaux et politiques.

Ce constat vaut aussi pour les prétendues différences mentales ou intellectuelles. Si les “Tutsis” ont été perçus comme plus « intelligents », ceci tenait surtout au fait qu’ils étaient favorisés dans l’accès à l’école coloniale, aux fonctions d’autorité et aux privilèges sociaux instaurés par les colonisateurs. Jean Pierre Chrétien, l’éminent historien français spécialiste de la région des Grands Lacs, le dit sans détour :

« Ce n’est pas la nature mais l’histoire qui a façonné ces hiérarchies de savoir. »5 (Chrétien, Jean-Pierre, L’Afrique des Grands Lacs, p. 75)

Le parallélisme peut être étendu, par les temps qui courent, à la communauté « Twa ».

En définitive, l’intelligence, comme la taille ou la finesse du nez, n’ont jamais été des traits héréditaires des groupes «Tutsis» et «Hutus», mais le résultat de parcours sociaux différenciés. Il s’agit de traits qu’on peut, dans le temps, acquérir ou perdre pour peu que les conditions qui les font naître viennent à durablement se modifier.

ADN : Hutus et Tutsis semblent partager un ancêtre …différent commun

Cette tendance vers l’indifférenciation des origines semble se confirmer par la génétique qui corrobore le constat de frontières poreuses.  Tishkoff et al. (2009) comme Paul Verdu montrent ainsi, dans des études où ils analysent les ADN des groupes Hutus et Tutsis, que ceux-ci partagent des lignées génétiques proches : 

 « Les différences génétiques entre les Hutus et les Tutsis sont mineures ; les deux groupes partagent de nombreux haplogroupes communs, signes d’un brassage génétique historique. »6 (Tishkoff et al., 2009)

Encore plus révélatrices, les analyses biologiques comparatives faites par plusieurs experts sur les «Hutus» et les «Tutsis» du Burundi, du Rwanda ainsi que sur les populations de plusieurs autres communautés des pays d’Afrique de l’Est (Congo, Tanzanie, Kenya, etc.). En concluant que la variabilité génétique au sein de chacun des groupes est plus importante que celle qui les oppose, leur expertise invalide définitivement la thèse d’ethnies fondées sur une base biologique différente entre les deux groupes.

D’après eux, les Hutu et les Tutsi du Rwanda par exemple partagent des fréquences d’allèles presque identiques, avec plus de variation à l’intérieur des groupes qu’entre eux7. Les distances génétiques entre eux sont en tout cas négligeables par rapport à celles entre l’un ou l’autre groupe et les populations voisines se réclamant de la même ethnie en Tanzanie ou au Congo (Cavalli-Sforza et al., 1994 ; Tishkoff et al., 2009 ; Hirbo et al., 2011)8.

« Sur le plan génétique, les différences entre Hutu et Tutsi du Rwanda sont négligeables. (…) Les Hutu du Nord du Rwanda sont génétiquement plus proches des Tutsi locaux que des Hutu du Sud du Burundi  »9 (Esteban et al., 2014)

Cette proximité génétique serait le fait d’une histoire ancienne de cohabitation, de mariages mixtes sur plusieurs générations et de mobilité sociale, notamment à  travers le processus de « Kwihutura »10

En vertu de ces résultats rendus publics par des études anthropologiques rigoureuses, des personnes actuellement considérées comme Tutsis seraient peut-être génétiquement plus Hutus que Tutsis, selon les identités socialement assignées. Et vice-versa.

C’est dire combien les croyances identitaires à  l’ethnie majoritaire d’un côté, et à l’ethnie supérieure de l’autre, sont dangereusement des contre-vérités. Nos peuples gagneront plus à se regarder en frères et sœurs –  puisqu’ils le sont en réalité –, en reconnaissant une identité partagée et fluide plutôt que de demeurer confortablement dans une ignorance meurtrière d’identités homogènes et rigides. 

Notes

  1. Mamdani, Mahmood. When Victims Become Killers : Colonialism, Nativism, and the Genocide in Rwanda. Princeton University Press, 2001, p. 23.
    ↩︎
  2. Hiernaux, Jean, The People of Africa, 1975, p. 118
    ↩︎
  3. JABLONSKI, NINA G. Skin: A Natural History. 1st ed., University of California Press, 2006. JSTOR, http://www.jstor.org/stable/10.1525/j.ctt1pn8zt . consulté le 11 Juillet 2025. ↩︎
  4. Bogin, Barry, Patterns of Human Growth, Cambridge University Press, 3e édition, 2020, p. 235. ↩︎
  5.  Chrétien, Jean-Pierre. L’Afrique des Grands Lacs : Deux mille ans d’histoire. Aubier, 2000, p. 71. [6] Ibid., p. 75.
    ↩︎
  6. Tishkoff, S. A. et al., The Genetic Structure and History of Africans and African Americans, « Nature Genetics », vol. 11, 2009
    ↩︎
  7. Jobling, M. et al., Human Evolutionary Genetics (2nd ed.). Garland Science. 2013. https://doi.org/10.1201/9781317952268 ↩︎
  8. Luca L. Cavalli-Sforza, Paolo Menozzi et Alberto Piazza, The History and Geography of Human Genes, Princeton : Princeton University Press, 1994, p.178–180 ; Jibril B. Hirbo et al., « Complex Genetic History of East African Populations », Proceedings of the National Academy of Sciences, 2011. https://www.science.org/doi/10.1126/science.1172257, ↩︎
  9. Esther Esteban et al., « Genetic Diversity in Rwanda and Burundi », Journal of Human Genetics 59, no 4 (2014) : p.223–227, https://doi.org/10.1038/jhg.2014.19
    ↩︎
  10. « Le passage de Hutu à Tutsi (kwihutura) était possible, notamment par l’enrichissement ou le service rendu au roi. Les catégories étaient mouvantes, dépendantes de facteurs sociaux et politiques. » (Chrétien, Jean-Pierre, L’Afrique des Grands Lacs, 2000, p. 71)
    ↩︎

Laisser un commentaire

0 Shares
Share via
Copy link