Sans cesse, dans une rhétorique bien rodée, l’autorité burundaise, comme pour dire que la fonction publique est saturée, exhorte la jeunesse en quête d’emploi à se tourner vers l’entrepreneuriat. Pas de postes à pourvoir, vraiment ? En analysant les besoins réels du pays, les opportunités budgétaires et les défis actuels de certains secteurs clés, Icatsi n’Ururo déconstruit cette idée reçue.
C’est un refrain désormais bien connu. Davantage depuis 2021, avec l’accession au pouvoir du président Evariste Ndayishimiye. On peut ainsi, sur le site de la présidence de la République, lire :
« Il est l’heure de créer l’emploi soi-même en mettant en place un système de plan évolutif qui consiste à partir d’un petit capital et qui, de façon évolutive, conduit à un capital consistant et à l’indépendance économique »1.
Pour le président Ndayishimiye, la jeunesse burundaise devrait « arrêter de viser l’emploi public »2. Elle devrait « user des connaissances acquises à l’école pour initier des projets générateurs de revenus susceptibles de créer de l’emploi »3. Un projet, une politique. L’État ne peut plus absorber tous les diplômés, convainquait d’ailleurs, dans les colonnes du Burundi Eco, le directeur général chargé de l’innovation pédagogique au sein du ministère de l’Education, dans une rhétorique du ratio offre/demande : « Les lauréats du supérieur sont nombreux que les postes disponibles »4. Soit.
Décidément, le pouvoir veut impulser l’innovation, en découdre avec le chômage par le biais… de l’(auto)entrepreneuriat. C’est là, aussi, l’esprit qui structure la Politique nationale de l’emploi (MFPTS, 2014).
« L’objectif global de la PNE consiste à réduire le chômage et le sous-emploi par la promotion d’une croissance économique élevée, de l’auto-emploi dans le cadre de micro, petites et moyennes entreprises, ainsi que des activités à haute intensité de main-d’œuvre ». (Ministère de la Fonction publique, du Travail et de la Sécurité sociale)5
Aussi, la mise en place de la Bije (Banque d’investissement pour les jeunes) ou encore du Paeej (Programme d’autonomisation économique et d’emploi des jeunes) s’inscrit-elle dans cette dynamique.
Un besoin criant de nouveaux fonctionnaires
- Source : Ministère de l’Education nationale et de la Recherche scientifique (2021) : Indicateurs sur l’enseignement au Burundi (2020-2021). Auteur : données mises en diagramme par Icatsi n’Ururo
Si elles sont salutaires, ces politiques de promotion de l’auto-entrepreneuriat ne doivent toutefois en rien occulter les besoins, parfois préoccupants dans certains domaines, de ressources humaines. Ceci est vrai dans les secteurs éducatif et sanitaire, dans l’administration publique tout comme dans le domaine du régalien. Le secteur public accuse un vrai besoin de nouveaux fonctionnaires.
Si tout le monde peut le constater, comme cela saute aux yeux, que l’éducatif souffre du manque de main d’œuvre en raison des effectifs pléthoriques d’élèves en classes, l’ère de la digitalisation croissante des services administratifs nécessite aussi un recrutement conséquent d’une main d’œuvre qualifiée.
La mise en place et le fonctionnement des “télécentres communautaires, la connectivité des écoles, des universités et des hôpitaux, ainsi que le développement d’applications pour améliorer les réseaux de communication des institutions” qu’évoquait la ministre Léocadie Ndacayisaba, en charge des TIC dans sa déclaration de politique6 sectorielle en 2022 requièrent nombre d’ingénieurs informatiques et une arrivée massive d’experts en cybersécurité. En tout cas, le gouvernement s’est montré volontaire7 à cette modernisation.
Récapitulons :
Le secteur éducatif burundais fait face à une pénurie chronique d’enseignants, notamment dans les zones rurales. Selon les statistiques du ministère de l’Éducation en 2021, le ratio élèves-enseignant était de 52:1 au niveau national8, un chiffre bien supérieur aux recommandations de l’UNESCO (40:1 maximum). Dans certaines localités, ce ratio monte à plus de 100 élèves par enseignant9.
- Source : Ministère de l’Education nationale et de la Recherche scientifique (2021) : Indicateurs sur l’enseignement au Burundi (2020-2021). Auteur : données mises en diagramme par Icatsi n’Ururo
Et cette situation ne semble pas tendre à se décanter. Pour l’année scolaire en cours (2024/2025), seulement 630 enseignants ont été recrutés alors que les besoins remontaient à 12 000, soit seulement 5,35 % des effectifs requis. En 2023-2024, le ministère avait fait recours à au moins 8 mille bénévoles au moment où certaines matières ne seraient plus dispensées dans plusieurs écoles burundaises.
Du côté de la Santé, la situation est tout autant préoccupante. Lors d’une réunion organisée par le gouverneur de Rumonge, début janvier 2025, les responsables des districts sanitaires ont déploré un manque criant de médecins.
Avec raison, à voir le ratio médecins/habitants au niveau national. Tandis que les standards internationaux recommandés sont de l’ordre d’au moins 2.3 médecins pour 1000 habitants, la couverture reste de 0.95 médecins pour 1000 habitants au Burundi selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS)10. Cette couverture est très loin en deçà de la moyenne africaine qui, en 2020, était de 4.5 d’après les données disponibles11. Cette pénurie de professionnels de santé affecte directement la qualité et l’accessibilité des soins pour la population.
Ce n’est pas tout. Tout comme d’autres encore, le secteur judiciaire, soit un des secteurs relevant des fonctions régaliennes de l’État, n’est pas en reste. En 2020, l’organisation internationale TRIAL le soulignait dans son rapport :
“L’insuffisance des moyens humains, matériels et/ou logistiques du système judiciaire burundais se fait ressentir à différents niveaux dans la plupart des dossiers suivis par TRIAL International. Par exemple, l’organisation constate régulièrement des retards dus à l’attente de copies dactylographiées des documents de procédures”12.
Comme en témoigne cet article13 de janvier 2025, du média Iwacu, ce défi de l’insuffisance du personnel qui, ce faisant, conduit notamment à des retards dans le traitement des affaires judiciaires, est toujours d’actualité.
Des ressources financières disponibles, mais mal orientées

Garantir la sécurité alimentaire, rentabiliser le secteur minier ou encore développer des infrastructures de qualité nécessite d’embaucher plusieurs ingénieurs et autres techniciens compétents.
Si une opinion semble justifier la réduction des recrutements dans la fonction publique par des contraintes budgétaires, considérant que la masse salariale est élevée par rapport au niveau internationalement accepté14, cette approche masque une réalité beaucoup plus complexe.
Il est admis que « la réallocation budgétaire et une meilleure gestion des ressources permettraient d’ouvrir des milliers de postes dans des secteurs clés comme l’éducation et la santé » selon des experts contactés par Icatsi n’Ururo.
Réajuster les budgets pourraient dégager des fonds. Les institutions financières internationales comme la Banque mondiale ou encore le Fonds monétaire international (FMI) ont ainsi sans cesse recommandé de rationaliser les dépenses non prioritaires pour renforcer les secteurs stratégiques.
En outre, mobiliser les partenaires internationaux pour des financements notamment en secteurs porteurs du développement humain et optimiser les fonds obtenus permettrait d’embaucher plusieurs fonctionnaires.
Repenser la stratégie : adopter une approche proactive de recrutement
Le prétexte selon lequel le secteur public burundais est « saturé » est ici fortement remis en cause. Les données montrent clairement que plusieurs secteurs souffrent d’un sous-effectif chronique et que des opportunités budgétaires existent pour y remédier.
Atteindre la Vision 2040-2060 passera aussi, outre le renforcement du secteur privé et donc de l’entrepreneuriat, par des recrutements massifs de nouveaux fonctionnaires qualifiés, y compris dans la Fonction publique. Garantir la sécurité alimentaire, rentabiliser le secteur minier ou encore développer des infrastructures de qualité nécessite d’embaucher plusieurs ingénieurs et autres techniciens compétents.
Puisque tout le monde ne peut pas devenir entrepreneur, l’Etat pourrait donc aussi, plutôt que multiplier uniquement les appels à l’entrepreneuriat, adopter une stratégie proactive en matière de recrutement et d’optimisation des ressources.
Une telle approche permettrait non seulement d’améliorer les services publics, mais aussi de répondre aux attentes légitimes des jeunes diplômés burundais en quête d’emplois.
Notes
- Présidence de la République du Burundi. 19 avril 2024. « Le Président Ndayishimiye aux côtés des jeunes dans la réalisation de la Vision 2040-2060 ». https://presidence.gov.bi/2024/04/19/le-president-ndayishimiye-aux-cotes-des-jeunes-dans-la-realisation-de-la-vision-2040-2060/
↩︎ - Présidence de la République du Burundi. 4 Mai 2021. Le Chef de l’Etat appelle les jeunes à utiliser leurs compétences pour contribuer au développement du pays. https://presidence.gov.bi/2021/05/04/le-chef-de-letat-appelle-les-jeunes-a-utiliser-leurs-competences-pour-contribuer-au-developpement-du-pays/
↩︎ - Idem ↩︎
- Habarugira Bruce. (2021). Inadéquation formation-emploi : un obstacle pour les demandeurs d’emploi. Burundi Eco https://burundi-eco.com/inadequation-formation-emploi-obstacle-pour-demandeurs-emploi/amp/
↩︎ - Ministère de la Fonction publique, du Travail et de la Sécurité sociale. Document de politique nationale de l’emploi. Bujumbura, 2014, p.39
↩︎ - Léocadie Ndacayisaba, « Déclaration de politique du ministère des TIC », Conférence de plénipotentiaires de l’UIT, 2022, https://pp22.itu.int/en/en/itu_policy_statements/leocadie-ndacayisaba-burundi/
↩︎ - Une enquête nationale sur l’accès et l’utilisation des TIC a été lancée en avril 2024 par le ministère de la Communication, des Technologies de l’information et des Médias. Cette enquête vise à identifier les lacunes et les besoins en ressources humaines qualifiées pour soutenir la digitalisation des services publics.
↩︎ - Unicef. Education : analyse budgétaire 2023-2024, p.3. https://www.unicef.org/burundi/media/4606/file/FRA_Education%20Budget%20Brief%202023-24.pdf
↩︎ - Vyingoma Vianney, (Février 2025). Non, le Burundi ne fait pas de l’éducation un domaine prioritaire. Icatsi n’Ururo https://icatsinururo.org/non-le-burundi-ne-fait-pas-de-leducation-un-domaine-prioritaire/#3a40dd83-4d8c-409a-8057-74d9b4c21349-link
↩︎ - OMS (2024). Stratégie de coopération Burundi-OMS 2024-2027. https://www.afro.who.int/sites/default/files/2024-09/SCP%20Version%20sign%C3%A9e%20RD.pdf
↩︎ - Agence française de développement, Renforcer le secteur de la santé, un enjeu prioritaire au Burundi, 2023. AFD https://www.afd.fr/fr/actualites/renforcer-secteur-sante-enjeu-prioritaire-burundi
↩︎ - TRIAL International. (2020). Dysfonctionnel, inefficace, opaque : Etat des lieux du système judiciaire au Burundi. TRIAL https://trialinternational.org/wp-content/uploads/2020/12/Burundi_Overview-of-the-judicial-sysytem_short-version_202012_FR.pdf
↩︎ - Félix Nzorubonanya, « Région Sud/Rumonge : Le secteur de la justice confronté à pas mal de défis », Iwacu, 20 janvier 2025, https://www.iwacu-burundi.org/region-sud-rumonge-le-secteur-de-la-justice-confronte-a-pas-mal-de-defis/ ↩︎
- La masse des salaires des fonctionnaires de l’État représentait par exemple 28,2 % du budget total et 7,5 % du PIB en 2020/2021 alors que la proportion des salaires internationalement acceptée est de seulement 7 % du PIB. Unicef. Analyse budgétaire nationale : loi des Finances 2020-2021.
https://www.unicef.org/burundi/media/1216/file/Analyse%20nationale%20Fran%C3%A7ais.pdf
↩︎