« Plus elle réussit, plus elle te quitte ? » Débunker une idée reçue sur les femmes puissantes

Les femmes qui réussissent professionnellement et/ou financièrement sont souvent jugées instables en amour, essentiellement dans les sociétés patriarcales telles que le Burundi. Pour les tenants de cette thèse, le pouvoir matériel de la femme mariée menerait y compris vers le divorce. Cette relation entre le statut socio-économique des femmes et la stabilité de leurs couples est toutefois empiriquement fausse. Dans ce nouveau décryptage pour Icatsi n’Ururo, je déconstruis, sur base de données et études sociologiques disponibles, cette idée reçue qui détruit des couples et empêche des vraies histoires d’amour d’émerger. 

Par Edouard Nkurunziza 

Encore ce lundi 30 juin 2025, le célèbre prédicateur burundais, Chris Ndikumana, en a fait mention, dans son emblématique émission Kanguka du jour. C’est une idée reçue désormais répandue, souvent répétée dans les discussions sociales.  C’est devenu, à travers le paradigme de l’intérêt de la soumission féminine professée à qui mieux mieux, au nom de la stabilité des couples, un cliché prégnant dans le débat politico-religieux. Des publications en font un sujet viral sur les réseaux sociaux, relayés mille fois puis likés et commentés  par des internautes qui font office d’experts conseillers conjugaux, devenant pour certains de véritables gourous des dynamiques amoureuses. Pour eux, les femmes qui gagnent bien leur vie ou occupent des postes élevés ne respectent plus leurs maris, deviennent ingérables et finissent souvent divorcées. Les femmes ayant acquis ce capital encore célibataires auraient quant à elles de sérieux problèmes à fonder des foyers en raison de l’arrogance et du mépris envers les hommes qu’imposerait la puissance de leur portefeuille. 

Angéline Ndayishimiye soutient que les femmes qui ont de l'argent ne respectent plus leurs maris

D’après Mme Angéline Ndayishimiye, « un mauvais esprit de rébellion [à leurs maris] qui attaquent les femmes qui ont de l’argent dans leurs poches »

Cette rhétorique est, malheureusement, pour le moins l’apanage de jeunes profanes répandant des stéréotypes du sens commun, d’influenceurs en quête d’audience, d’individus lambda. Elle est aussi et surtout celle de certaines grandes personnalités publiques, d’influence reconnue, celles dont le discours fait autorité. Si Angéline Ndayishimiye, Première dame du Burundi, confiait ainsi avoir découvert un « mauvais esprit de rébellion [à leurs maris] qui a attaqué les femmes qui ont de l’argent dans leurs poches » (Déo, N., 2020),  feu président Pierre Nkurunziza se disait pour sa part « témoin » de « dislocations des familles » provoquées par « l’exercice par des femmes de grands postes de responsabilités» ( Egide, N., 2020 ).

Plus que rétrograde, cette posture qui légitime de facto l’accaparement du capital socio-économique par l’homme est avant tout dangereuse. En s’employant à domestiquer la liberté féminine d’entreprise et d’affirmation de soi en société, après  lui avoir nié les capacités cognitives, elle hypothèque en effet le développement de la société entière1. De quoi laisser pantois, quand on sait que les protagonistes de cet « apartheid genré » qui laisse à la gent feminine la place d’assitée – pour ainsi rester euphémique –, entendent pour certains devenir des champions, des moralisateurs zélés du développement intégré. Sans doute, à  juste titre, les mauvaises langues diagnostiqueraient un état schizophrénique. Mais il s’agit là d’une construction sociale, calculée ou inconsciente, d’un système patriarcal de domination. Nous avons fait le point sur les enjeux qui structurent ces dynamiques de reproduction des inégalités de genre ici

Il reste que, au premier chef, des familles se trouvent dévastées par ces stéréotypes patriarcaux qui ignorent les données objectives et les dynamiques de relations des couples. 

Ce sont les normes sociales sexistes qui détruisent les couples, pas la réussite féminine 

On notera que ce cliché en implique plusieurs autres. Les femmes seraient ces êtres capables de prendre systématiquement des décisions défavorables, à elles-mêmes, à leur descendance, pour peu qu’elles deviennent financièrement saines. On sait tous à quel point les divorces savent dévaster. Soit. Cet effet boomerang, permis par des décisions irresponsables, témoignerait de facultés intellectuelles lacunaires, en étant incapables d’anticiper. Un syllogisme d’autant plus consternant qu’il associe la femme à l’immaturité, notamment en ce qui est de ses attitudes émotitonnelles face à l’argent. 

Plusieurs études faites en psychologie de l’argent ont pourtant montré, précisément, que là où la femme associe l’argent à la stabilité et le dépense pour le bien être familial, l’homme l’associe en revanche au pouvoir et le dépense davantage pour asseoir son statut social, dans les loisirs  personnels et autres (Bertrand, M. et al., 2015 ; Duflo, E., 2012 ; Barber, B.M., & Odean, T., 2021). Quoi que ces travaux d’experts puissent être nuancés, notamment par plusieurs variables qui structurent le comportement humain (âge, classe sociale, culture, éducation), ils remettent profondément en cause la vision de la femme immature et irresponsable. Mieux, ils montrent que l’homme est susceptible d’être socialement plus manipulé par le pouvoir de l’argent que la femme. 

D’après McKinsey Global Institute, l’Afrique pourrait par connaître une augmentation de 316 milliards de dollars américains, soit 10 points de son Produit intérieur brut (PIB) jusqu’en 2025 si chaque pays parvenait à réduire les inégalités de genre

En suivant cette logique, la femme qui devient financièrement ou socialement plus puissante que son partenaire blesse l’ego de pouvoir de celui-ci. C’est ici en effet, au foyer familial – plus petite entité  sociétale – où son compagnon aurait aimé avant tout affirmer son pouvoir, avant de l’étendre au dehors. L’enquête conduite par Bertrand, Kamenica et Pan (2015) sur quatre mille couples aux Etats Unis montre que cette situation peut provoquer une forme de repli masculin. Et, qu’en cascade, l’homme devenu comme malheureux est susceptible d’adopter des comportements qui rendent sa femme malheureuse, voire plus malheureuse2

Mais l’homme est le produit de sa société (Emile Durkheim). Les normes sociales qui assignent aux femmes un rôle de subordonnée et aux hommes celui de « gagne-pain » sont en définitive celles qui pourrissent les relations.  En installant une peur sociale de l’autonomisation féminine qui remet en cause ce rôle de pourvoyeur, elles créent, consécutivement audit repli, des relations toxiques qui peuvent finir en divorce. L’étude publiée par l’Institut national d’études démographiques3 (Ined, France)  évoque « davantage de difficultés pour ces couples hors-norme, qui ne suivent pas le modèle dominant de l’homme “gagne-pain”». 

La dépendance économique ne garantit pas la stabilité, l’indépendance si

Bien sûr, on pourrait croire qu’en vertu des mêmes identités assignées, la femme devenue pourvoyeuse serait tentée de sortir d’une relation où elle aurait perdu sa place, ou plutôt dans laquelle l’homme n’aurait en réalité plus de rôle. Sauf que ce schéma de pensée est contredit par la logique. En ne ménageant aucun effort pour conquérir sa réussite, la femme entend en vérité défier le rôle socialement subi. Son effort prouve qu’elle ne s’en contente pas et qu’elle ne se plaindrait pas de le perdre. 

La poursuite de la réussite féminine consiste à rechercher à défier l'ordre établi pour participer au revenu du ménage, pas pour mépriser son mari

La poursuite de la réussite féminine consiste à rechercher à défier l’ordre établi pour participer au revenu du ménage, pas pour mépriser son mari

Si des femmes peuvent ainsi rester coincées dans des relations y compris toxiques à cause d’une certaine dépendance économique, cette « stabilité » n’est qu’apparente. A notre avis, cette « stabilité de façade » est l’aboutissement d’un échec malgré des besoins vitaux cruciaux, d’efforts vains qui ne peuvent immanquablement déboucher qu’à un état d’anxiété et de répercussions davantage de toxicité dans le couple, au nom de la « contagion » ou « l’interconnection émotionnelle »4 développée en psychologie positive (Christophe, H., 2024 ; Jean-François, L., 2020 ; Daniel, F. et al., 2005)5

Empiriquement, les faits documentés montrent que les femmes sont plutôt fières de sortir de cette configuration dont elles souffraient, en ayant le sentiment de passer pour de « bonnes à rien ». Leurs rentrées d’argent leur permettent simplement de participer activement à la vie de leur foyer, aux côtés de leurs conjoints, sans nullement chercher à les mépriser. L’enquête de l’ISTEEBU (2017) montre ainsi, s’agissant du cas burundais, qu’elles choisissent majoritairement de décider conjointement de l’orientation de leur argent avec leurs partenaires : « Parmi les femmes en union ayant été rémunérées en argent pour leur travail, 21 % déclarent qu’elles décident principalement de l’utilisation de l’argent qu’elles gagnent et 67 % déclarent qu’elles décident ensemble avec leur conjoint. […] Mais 13 % déclarent qu’elles n’ont participé à aucune décision » (Isteebu, 2017, p.16)6

Les travaux de la sociologue suisse Caroline Henchoz au sujet de la corrélation entre l’indépendance financière et la stabilité dans les couples sont aussi à ce sujet très évocateurs. Dans son étude7 de 2008 à travers une enquête sur trois générations de couples, elle conclut que cette indépendance influe positivement sur la stabilité des couples en jouant une  « double fonction sociale » :

« D’une part, elle permet aux conjoints de répondre (même partiellement) à leurs attentes en matière d’égalité et d’épanouissement personnel. D’autre part, elle est mobilisée par les partenaires pour créer une nouvelle forme de solidarité conjugale qui privilégie l’engagement individuel constamment renouvelé.»

Mais les attentes, c’est le lieu, précisément, où tout peut basculer… 

L’argent détruit les relations construites autour de l’intérêt exclusif pour l’argent

J’ai de tout temps considéré que l’amour dans sa version désintéressée n’existe pas. Les adultes qui se mettent en couple, décident d’emménager ensemble, ont longuement réfléchi à  leur acte et opéré des choix rationnels. Je reviendrai sur cet amour (dés)intéressé dans un article dédié. Pour cet instant, constatons que ces êtres rationnels qui se marient ont mutuellement des attentes qui peuvent être… affichées ou inavouées. En admettant que la poursuite du gain matériel puisse être l’attente majeure ou la seule par l’un des époux, en l’occurence la femme, n’en attendre plus de son mari en s’en sortant mieux que lui pourrait amener à la perte de tout intérêt à demeurer dans ce foyer. 

Heureusement, cette attente est minoritaire si on s’en tient à plusieurs études qui ont été faites à ce sujet. Le site mariages.net par exemple identifie 10 attentes (par les femmes) de leurs couples ( communication, activités partagées, attention & tendresse, se sentir unique, etc.) dont aucune ne fait directement mention de l’argent. Parmi les principaux ingrédients de la longévité des couples, le sondage réalisé par Harris interactive en France note la confiance (55%) et la complicité (51%).  

De toutes ces études, celles qui nomment l’argent comme essentiel pour la stabilité des couples parlent de « contribution aux ressources du ménage », à l’instar de cette récente enquête8 conduite au Togo. En France, à la  question “seriez-vous capable de vous marier avec quelqu’un qui n’a pas du tout d’argent ? ”, 35% des candidat·tes ont répondu “non pas du tout” dans un sondage9 de juin 2024. Ce résultat prête toutefois à des ambiguïtés puisqu’il ne détermine pas de savoir si l’argent est envisagé comme un ingrédient de la stabilité amoureuse ou un élément utile pour des besoins vitaux. 

Mesurer la probabilité de la longévité des couples à l’aune du statut socio-économique de la femme est in fine une hérésie. Loin d’être une menace, la réussite d’une femme est une opportunité pour construire un couple plus juste, plus solide, plus humain. Plusieurs facteurs dont la communication, la fidélité ou encore la complicité participent à la solidité des relations entre amoureux. Manquer à ainsi agrémenter son couple nuit profondément à celui-ci. 

Notes

  1. L’Afrique pourrait par exemple connaître une augmentation de 316 milliards de dollars américains, soit 10 points de son Produit intérieur brut (PIB) jusqu’en 2025 si chaque pays parvenait à réduire les inégalités de genre (McKinsey Global Institute, novembre 2019). ↩︎
  2. Bertrand, M., Kamenica, E., & Pan, J. (2015). Gender Identity and Relative Income within Households. The Quarterly Journal of Economics. P.25  ↩︎
  3.  Ined. (Septembre 2024). Les différences de revenus au sein du couple augmentent-elles le risque de séparation ? Communiqué de presse publié sur https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/35076/ined.cpr.oct.2024.vweb.fr.pdf 
    ↩︎
  4.  Selon ces théories, le bien-être émotionnel des partenaires est fortement interconnecté. Dans un couple, si l’un des deux souffre ou se sent malheureux, il devient difficile pour l’autre de maintenir un haut niveau de bonheur sans ressentir un déséquilibre ou de la culpabilité.
    ↩︎
  5. Haag, C. (2024). La contagion émotionnelle : La repérer, l’apprivoiser, s’en protéger. Éditions Albin Michel. ; 
    Favre, D., Joly, J., Reynaud, C., & Salvador, L. L. (2005). Empathie, contagion émotionnelle et coupure par rapport aux émotions. Lien Social et Politiques, (53), 123–134. ; Lopez, J.-F. (2020). Contagion émotionnelle et empathie : les mécanismes neurocognitifs en jeu. Presses Universitaires de Grenoble.
    ↩︎
  6. République du Burundi, ISTEEBU, Ministère de la Santé Publique et de la Lutte contre le Sida, 2017. Enquête Démographique et de Santé Burundi 2016-2017 (EDS 2016-2017). Bujumbura, Burundi. 
    ↩︎
  7. Caroline Henchoz, « Le rôle de l’indépendance financière dans la construction du lien conjugal contemporain », Enfances Familles Générations [En ligne], 9 | 2008, mis en ligne le 10 novembre 2008, consulté le 29 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/efg/7181 
    ↩︎
  8. Vampo, C., Adjamagbo, A., Delaunay, V. & Madiega, Y. (2024). Vivre en marge du mariage. Le célibat tardif des femmes à Lomé (Togo). Population, 79 (1)  
    ↩︎
  9. Yomoni. “Enquête Yomoni : les Français et le mariage.” Blog Yomoni, 18 juin 2024, https://blog.yomoni.fr/enquete-yomoni-les-francais-et-le-mariage/
    ↩︎

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